Bon anniversaire, Boris Pahor !
Bon anniversaire Boris Pahor ! Vous avez 107 ans aujourd’hui, ce 26 août 2020 ! Vous êtes né à Trieste, en 1913, ce qui vous donne le très honorable titre de « doyen de la littérature mondiale », mais vous avez toujours préféré les engagements aux honneurs.
Félicitations et admiration sans réserve, tout de même. Vite récrire un article sur vous ! Vous qui vous adressez aux jeunes pour leur parler d'avenir, mais que la génération des responsables de l’Europe écoute peu. Elle ne manquera pas de vous encenser post mortem, soyez-en sûr- et d’ailleurs vous le savez bien- sans prendre davantage en compte par des actes ce que vous ne cessez de nous dire. Vous le pressentez aussi, hélas.
Ce qu'il a toujours à nous dire, Boris Pahor, il l'a exprimé le 16 octobre 2013, à Bruxelles, accueilli par Martin Schultz, invité au Parlement européen pour qu'on lui remette le Prix du Citoyen Européen : à 100 ans, il était temps, il était temps qu'on l'écoute un peu !
Debout et sans notes, dans son bref discours de 6 minutes, il a nous a dit que "l'Europe n'est pas digne de tous les morts du 20ème siècle qui se sont battus pour la liberté", qu'il y a toujours des gens qui fuient les dictatures, qui viennent demander asile et meurent en mer ou en chemin.
Qu'"il faut que les jeunes sachent qu'on n'est jamais vacciné contre la dictature qui peut toujours revenir."
Que "les morts sont là à attendre une Europe avec une éthique, pas une éthique de l'argent, mais une éthique sociale".
Que "les femmes dans l'Europe d'aujourd'hui ont la possibilité de changer l'Europe"
Qu' "il faut que l'Europe trouve une identité politique et sociale qui se fasse valoir, et pas seulement écrite."
Et qu'"elle doit être tournée vers le futur et conduire à un renouveau du monde occidental, pour le changement de la société européenne."
Maintenant je m’adresse à toi, lectrice ou lecteur, que je remercie au passage de lire cet article, et permets que je te tutoie, car la question que je vais te poser est intime. Est-ce qu’il t’est déjà arrivé dans les transports en commun, d’être à côté de personnes qui ne sont pas des touristes mais qui discutent dans une langue étrangère – qui n’est pas l’anglais- et de sentir autour, de la part d’autres voyageurs, une espèce d’agacement, d’hostilité ?
Tu as remarqué ? Je l’observe souvent dans le tram de la ville de province où j’habite, et je n’aime pas ça du tout. Je n’aime pas cette espèce de xénophobie sournoise et silencieuse. C’est comme si pour certains, on faisait intrusion dans leur univers francophone. Et ça les dérange. D’ailleurs il y a même des gens qui se lèvent carrément et qui changent de place tellement ça leur est insupportable. Comme si c’était épidermique.
Si je te parle de ça, c’est parce que Boris Pahor raconte la même chose même si ça se passe il y a plus d’un demi-siècle.
Pour commencer la scène est muette et se passe en Italie : l’auteur et sa femme sont dans un train, ils sont partis de Trieste où ils vivent, et ils vont à Florence voir une exposition consacrée au peintre Raphaël. Et comme le voyage est un peu long, ils ont emporté de la lecture. La femme de l’auteur est plongée dans le Corriere delle sera, le journal italien bien connu. Quant au narrateur, il lit un guide touristique italien. Assis à côté d’eux, il y a un monsieur élégant qui leur sourit très aimablement à chaque fois qu’ils lèvent les yeux.
Tout à coup, l’auteur s’adresse à sa femme et il lui parle dans leur langue maternelle, c’est-à-dire en slovène. Stupéfaction du monsieur élégant qui ne peut carrément pas supporter ce scandale, alors qu’il croyait que ses voisins de train, qui lisaient en italien, étaient Italiens comme lui ! Il les regarde d’un air indigné, il se lève, il change carrément de place et il continue de leur lancer des regards exaspérés jusqu’à la fin du voyage.
Cette scène se trouve dans un recueil de nouvelles de Boris Pahor qui s’appelle Arrêt sur le Ponte-Vecchio,
Trieste, ville funeste, ville d’écrivains d’accord, ville de carte postale peut-être, concurrente de Venise pour les séjours en amoureux, soit ! Mais, si vous prévoyez d'y passer votre voyage de noces, je vous le déconseille. Le passé terrible de cet espèce de four à karst austro-mussolinien et de ses redoutables « foibe » transpire partout . C’est bien le souvenir de juillet 2015 que j’en garde.
Et n'espérez pas vous asseoir tranquillement au bord de l'Adriatique, la ville ne l'a pas prévu ! A moins que les photos ci-dessous ne vous enchantent ! Ne cherchez pas de plage accueillante non plus.
Trieste est une ville dure. La présence de nombreux touristes, russes en majorité, n'y change rien. Ni les rayons du soleil dans les verres de Spritz sur les terrasses bondées dès la fin d'après-midi, ni les glaces délicieuses.
Tout le monde connaît la partition de Berlin en 4 zones après la conférence de Yalta en 1945, puis la construction du mur de Berlin en 1961 et sa chute en novembre 1989.
Mais peu de gens connaissent les multiples partitions de Trieste au 20e siècle. Cette ville bien située stratégiquement au nord de l'Istrie, presqu'en face Venise, a été propice aux grands nettoyages ethniques et aux épurations politiques.
Encore autrichien au début du 20e siècle, revendiqué par les Italiens, les Serbes, les Croates et les Slovènes, ce grand port de l’Adriatique devient un des nids de l’Italie fasciste en 1921, occupée par les Allemands en 1943, jusqu’à l’entrée des Yougoslaves de Tito en 1945 et des Néo-Zélandais.
Divisée en 1947 en 2 zones sous contrôle de l’ONU : la zone A anglo-américaine et la zone B yougoslave. Jusqu’à ce qu’en 1954, la zone A retourne à l’Italie, la B à la Yougoslavie mais partagée entre la Croatie et la Slovénie ! Trieste n’est totalement italienne qu’en 1977 ! mais les conflits sont encore sous-jacents aujourd’hui. Il n’y a qu’à regarder la délicate répartition de l’espace maritime.
En 1913 à la naissance de Boris Pahor, Trieste fait encore partie de l’Empire austro-hongrois. On construit à la périphérie de la ville une usine de décorticage du riz, une « risiera », la Risiera di San Sabba.
Mais dans les années 20, quand Mussolini arrive au pouvoir, à l'école on interdit à Boris de parler sa langue maternelle, le slovène. Et l’enfant voit brûler sous ses yeux le centre culturel slovène. Pour les fascistes, les Slovènes sont des « punaises ». "Est-ce que les punaises qui infestent un appartement ont une nationalité?" lit-on dans la presse fascisante de l'époque.
En 1943- Boris Pahor a 30 ans- ce nid de fascistes est occupé par les Nazis qui transforment discrètement la risiera, un ensemble de grands bâtiments de briques un peu à l'écart du centre, en camp de la mort : ce sera le seul en Italie. Camp avec four crématoire. Le four a été construit par des ouvriers de Trieste à qui les Nazis avaient passé commande, sans leur en donner la destination : les ouvriers pensaient construire un four industriel ... ç’en était un, très sinistrement industriel.
En 2015, pour trouver la risiera, ce n'était pas si simple, il n'y avait presque pas de fléchage et nous étions peu nombreux à visiter le site. C'est sans doute pourquoi, ceux qui entretenaient ce lieu de mémoire nous ont remerciés chaleureusement de notre visite.
Maintenant il y a un site sur lequel vous pouvez découvrir ces lieux.
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Risiera di San Sabba - Comune di Trieste
Il Comune di Trieste informa che, al fine di consentire il completamento delle operazioni di pulizia e messa in sicurezza a seguito dell'allagamento verificatosi la scorsa settimana, il Civico Museo
Et aussi la page Wiki ci-dessous
A cette époque, Boris Pahor rejoint l'armée de libération yougoslave, ce qui lui vaut d'être emprisonné à la Risiera, puis déporté au Struthof, puis à Dachau, puis à Dora, puis à Bergen-Belsen ...
En 1945, c'est l'entrée de Tito à Trieste : autre grande vague d'épuration. La ville se prête géologiquement à merveille à tous les nettoyages ! Elle est adossée à un massif de karst, roche blanche creusée de gouffres verticaux qu'on appelle des "foibe". Depuis des siècles, et à certaines époques encore davantage, on a pris la méchante habitude d'y précipiter les gens, morts ou vifs.
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Les "foibe", une tragédie européenne
De Chypre à la Bosnie, du Kosovo à l'Ossétie, des conflits territoriaux qui paraissaient complètement oubliés ont refait surface avec, en arrière-fond, des menaces d'exodes et d'épuration et...
https://www.liberation.fr/planete/2009/08/14/les-foibe-une-tragedie-europeenne_575911
voir aussi cet article intéressant qui s'ancredans l'actualité.
Dans les années 50, quand Boris revient à Trieste, il écrit Quand Ulysse revient à Trieste ! Comme pour d'autres écrivains malmenés de cette époque- et toutes celles et tous ceux qui ont vécu l’expérience des camps- on n’avait pas envie d'entendre ce qu'ils avaient à dire.
Ce roman écrit en 1951, paru en 1955, n'a été traduit qu'à partir des années 2000 : traduction française en 2013 pour le centenaire de son auteur. Quant aux éditeurs italiens, ils ont refusé de publier son témoignage dans les années 80. ci-dessous le lien Étonnants voyageurs.
Boris Pahor vit toujours à Trieste, ou plus exactement à Prosecco, petit village perché sur les hauteurs de Trieste, près de la « route Napoléon ».
Cher Boris Pahor, je n’ai pas de verre de prosecco (!) à lever pour vous souhaiter un bon anniversaire et boire à votre courage et à votre belle santé. Alors permettez-moi, pour vous faire honneur, de lever un verre de Corton Grand Cru, récolté et élevé par mon fils, non loin de l’endroit d’où je vous écris ! Je vous souhaite une belle 107ème année.
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